Militant « infatigable » de la décolonisation intellectuelle et pionnier de l’écriture en langues africaines, l’écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o est décédé le 28 mai 2025 à Buford, aux États-Unis. Il laisse une œuvre puissante et un héritage littéraire et politique colossal. Son départ marque la fin d’une époque et d’un combat mené toute une vie : celui de « libérer l’Afrique de l’héritage colonial », non seulement par les armes ou les urnes, mais aussi par l’écriture.
Romancier, dramaturge, théoricien, enseignant et penseur, Ngũgĩ était avant tout une voix lucide et intransigeante, qui appelait l’Afrique à s’écrire elle-même, dans ses propres langues et selon ses propres récits.
De James Ngugi à Ngũgĩ wa Thiong’o : l’éveil d’une conscience
Né en 1938 dans une famille paysanne de la région de Limuru, au cœur du Kenya colonial, James Ngugi découvre très tôt les tensions entre la culture africaine et la domination britannique. Témoin des soulèvements des Mau Mau, il choisit très vite la plume comme arme. Diplômé des universités de Makerere et de Leeds, il publie dans les années 1960 des romans qui marquent un tournant dans la littérature est-africaine : Weep Not, Child (1964), The River Between (1965) et A Grain of Wheat (1967).
Mais, en 1977, il abandonne la langue anglaise, renie son nom colonial et choisit d’écrire exclusivement en kikuyu. « Une littérature qui ignore les langues du peuple trahit ses propres racines », disait-il. Ce choix lui vaudra la prison, l’exil, mais aussi le respect éternel de tous ceux qui ont cherché à repenser le lien entre langue, identité et pouvoir.
Prisonnier d’idées, libre d’esprit
La même année, sa pièce Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai), jouée en plein air dans sa communauté natale, provoque l’ire du pouvoir kényan. Arrêté sans procès, il est incarcéré durant un an. C’est dans sa cellule qu’il rédige Caitaani Mutharaba-Ini (Le Diable sur la croix), un roman de dénonciation sociale écrit à la main sur du papier toilette, un acte de défiance devenu mythique.
Libéré mais sous surveillance, il s’exile en 1982. Il ne reviendra au Kenya qu’en 2004, brièvement, après 22 ans d’exil. Entre-temps, il devient professeur de littérature comparée aux États-Unis et poursuit une œuvre dense, traduite et étudiée dans le monde entier.
Ngũgĩ n’était pas seulement un romancier de talent, il fut un des penseurs les plus influents des études postcoloniales. Avec Decolonising the Mind (1986), il pose les fondements d’une critique des systèmes éducatifs et littéraires hérités du colonialisme. Il y défend la réappropriation linguistique comme première étape vers une véritable libération mentale des peuples anciennement colonisés.
Ses romans, comme Petals of Blood, Matigari ou Wizard of the Crow, sont des fresques politiques autant que des œuvres littéraires. Ils interrogent les violences de l’histoire, les dérives des élites africaines et les possibilités d’une révolution populaire. Le tout servi par une écriture inventive, parfois allégorique, toujours engagée.
Une reconnaissance « inégale », une influence incontestable
Ngũgĩ wa Thiong’o n’a jamais reçu le prix Nobel, malgré de nombreuses candidatures soutenues par des intellectuels du monde entier. Mais son influence, elle, ne fait aucun doute. Il a marqué plusieurs générations d’écrivains, d’universitaires et de militants. Son appel à écrire en langues africaines continue d’inspirer, de Lagos à Johannesburg, de Kinshasa à Addis-Abeba.
« Ngũgĩ nous a appris à penser l’Afrique par elle-même et pour elle-même », résume l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. « Il ne nous a pas seulement montré comment écrire, mais pourquoi écrire. »
Une lumière qui ne s’éteindra pas
Ngũgĩ wa Thiong’o s’en est allé, mais il ne laisse pas le silence derrière lui. Son œuvre résonne comme une clameur contre l’oppression et l’oubli. Elle continue d’éclairer le chemin de celles et ceux qui, partout dans le monde, refusent de se taire, refusent d’oublier, et choisissent de raconter.
« Tant qu’il y aura des histoires à raconter dans nos langues, l’esprit de Ngũgĩ vivra », a conclu le président kényan lors de son hommage national.
Justin Mupanya
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